0Je veux dire
Auteur : Cyrille Latour
Année : 2023
54 pages
ISBN : 978-2-37963-000-5
Prix : 15,00€
Description
Poème en prose "musicale".
Prix de Poésie Bernard Vargaftig 2022
Couverture de pur coton coloré à la forme du Moulin de Larroque en Dordogne
"...En guise d’avertissement au lecteur :
« C’est comme moi qu’il faut être ;
il faut souffrir en mesure. »
- Jean-Paul Sartre, La Nausée
Dans le silence de sa lecture intérieure, quand l’œil, avant l’oreille, s’empare des mots, peut-être le lecteur sera-t-il ici surpris, dérouté même, de voir se dresser ces barres verticales qui tiennent lieu de ponctuation au présent texte. Qu’il se figure alors l’attitude du musicien déchiffrant une partition, dont la lecture est comme renouvelée, relancée en quelque sorte, par la répétition des barres de mesure sur lesquelles, de note en note, glisse son regard. En notation musicale, les barres de mesure structurent la portée, matérialisent les cycles de temps – non pas ruptures verticales freinant le mouvement horizontal de la partition mais incises qui en révèlent la pulsation, en soutiennent la cadence. La barre de mesure n’est pas à la phrase musicale ce que le point est à la phrase grammaticale. Elle n’interrompt pas, ne clôt pas : au contraire, elle ordonne, rythme, rassemble – modèle la phrase selon son temps propre. Elle est liaison. Elle est guide. Elle est respiration.
On se souvient que, à la fin de La Nausée, Antoine Roquenquin, « accablé » plutôt qu’attablé dans un bistrot, écoute le standard de jazz Some of these days en formulant ce souhait : « chasser l’existence hors de moi […] pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone. » La musique est bien plus qu’un ornement de la vie, elle est le mode d’être idéal. Devenir note, devenir son, n’être plus que souffle : en s’en remettant au déroulement, au rythme, à l’agencement d’un air de jazz, Antoine Roquenquin conjurerait l’absurdité de l’existence, son absolue contingence. La musique seule justifie l’injustifié. Jean-Paul Sartre décrit la suite de la scène. La voix chante et dépose son secret à l’oreille de l’auditeur : « C’est comme moi qu’il faut être ; il faut souffrir en mesure. »
Vivre, souffrir, certes, mais encore faudrait-il pouvoir le faire en mesure.
L’écriture partage avec la musique une même éthique du souffle – comme le babillage de l’enfant. Elle cherche dans le rythme et la respiration à retrouver la discipline du son, l’origine du mot. Les ponctuations verticales du présent ouvrage sont la trace de cette quête. Figurant des barres de mesure, elles font d’une certaine façon le lien entre composition typographique et composition musicale – tentative de faire entendre, dans le silence de la lecture intérieure, quelque chose de la voix muette des pages.
Elles sont une invitation à lire en mesure..."
"... il y aurait des bougies | peut-être une église
mais
sans la solennité de l’orgue et du chœur | disons une chapelle | il aurait fait chaud tout le jour | on aurait marché | entre les murs | enfin | la fraîcheur | peu de monde | juste ce qu’il faut d’anonymat et d’intimité | il y aurait le craquement du bois sous les mains le froissement des vêtements | peut-être | le bâillement d’un voisin la rigidité du banc | cinq ou six musiciens | tout au plus | théorbe viole luth cornet | on essaierait de retenir | de nommer
et puis
il n’y aurait pas d’
et puis
on ne remarquerait rien | je veux dire | il n’y aurait rien de remarquable | à peine un sentiment diffus qui s’installerait si discrètement qu’on finirait par s’en sentir sinon responsables au moins complices | on chercherait l’origine du malaise | en vain | comme ces journées où la sensation d’avoir oublié quelque chose est si limpide et entêtante qu’elle en efface la chose oubliée | on prêterait l’oreille | rien à signaler | la voix jouerait la mélodie respecterait la cadence | afflux des notes
mais
elle s’imposerait | la voix | dans une forme de nudité | il y aurait de l’impudeur à l’écouter ainsi | on se sentirait voyeurs | par l’ouïe
alors
prêter l’oreille à nouveau | tendre | attendre | que nous apparaissent enfin | l’immobilité des doigts sur le théorbe | la fixité de l’archet au-dessus de la viole
alors
on prendrait conscience
mais
sans encore réussir à le définir | pas tant un vide qu’une absence | voilà | la musique | comme on le dirait d’un proche qui ne nous reconnaît plus | la musique | a eu une absence | mouvement de basse du théorbe et de la viole| mouvement continu et obstiné | soutien | qui contient | mouvement | révélé par son absence même
stupeur rétrospective du geste suspendu..."